Ouvrez les archives : #UneArchiveCest l’Histoire, la Mémoire et le Droit

Mariana Nazar, Chercheuse de l’Instituto Nacional de la Administración Pública (INAP) Vice-présidente de la Section Archives et Droits de l’Homme - SAHR

Invitée à réfléchir aux attentes de la société vis-à-vis des archives et à ce que nous, archivistes, pouvons faire pour travailler avec elles sur des sujets fondamentaux pour la société, je voudrai partager avec vous cette histoire, avant de m’aventurer à donner une réponse.

Le 24 mars 1976, alors qu’une vague de répression croissante avait lieu, un coup d’Etat instaura en Argentine une dictature civile et militaire. Celle-ci s’est caractérisée par un degré de violence inédit jusqu’alors. Et tout particulièrement par la mise en place d’un terrorisme d’Etat et l’institutionnalisation d’un crime politique bien spécifique : les disparitions forcées.

Face à cet état de fait, une partie de la société s’est mise à dénoncer ces crimes, à réclamer de savoir où se trouvaient les personnes disparues et à exiger leur réapparition en vie. C’est dans ce contexte qu’est né le mouvement de défense des droits humains en Argentine. L’un des axes majeurs des actions menées par le mouvement pour mettre la mémoire, la vérité et la justice au centre des préoccupations, a été de réclamer la conservation et l’ouverture des documents rendant compte de l’action terroriste de l’Etat. Toutes ces années, le cri de ralliement « ouvrez les archives », lancé par Nora Cortiñas, fondatrice du mouvement des Mères de la place de Mai (Madres de Plaza de Mayo) s’est fait entendre, pour que tous sachent ce qui s’était passé et quel avait été le destin de chacun des disparus.

Marche des proches des personnes disparues et détenues pour des raisons politiques le 17 avril 1984 autour du Palais de Justice en répudiant le fait que les tribunaux militaires soient les seuls à juger les juntes militaires, Agencia Diarios y Noticias (DYN). Fondo Familiares de Desaparecidos y Detenidos por Razones Políticas. Archive : Memoria Abierta, FDD004

Pendant près de 20 ans l’Etat argentin a répondu à cette question en développant des politiques centrées sur les questions de Mémoire, de Justice et de réparations : l’importance des archives y a été reconnue.

Cependant, pour que la réponse faite par l’Etat soit efficace, nous savons qu’il ne suffit pas « d’ouvrir les portes ». Pour que les archives soient réellement ouvertes – autrement dit : accessibles – un travail d’identification, de description et d’indexation est nécessaire. Sans cela, nous risquons de nous retrouver submergés par une montagne de papiers (ou d’informations) dont nous ne pourrons pas démêler l’écheveau.

Pour que cette ouverture soit effective, et pour que nous puissions y prendre part, il est fondamental que nous mettions nos connaissances et notre travail en avant. Nous devons faire comprendre au public que notre rôle d’archivistes est de rendre les archives accessibles pour que celles-ci puissent remplir leur triple fonction sociale. Il est aussi fondamental de développer des alliances avec les activistes des droits humains pour développer des propositions qui correspondent à leurs demandes et pour organiser et améliorer l’accès aux archives elles-mêmes.

En insistant dans notre travail sur l’importance que revêt l’accès aux archives pour garantir l’exercice de nos droits dans un Etat démocratique, la résonnance avec les demandes de secteurs de notre société historiquement opprimés, comme les populations autochtones, les dissidents sexuels, les « sans-terre », les femmes, la classe ouvrière, etc. est évidente. L’engagement éthique de notre tâche s’impose alors à nous.

Cesareo, M. (2019). Tâches d’identification dans les archives générales de la marine argentine de l’équipe technique du système d’archives de la défense de la direction nationale des droits de l’homme et du droit international humanitaire du ministère de la défense de la nation argentine. Archives : Ministère de la Défense

Si nous admettons que les archives sont consubstantielles de l’Etat de droit et que leur accès permet (ou nie) l’exercice d’une multiplicité de ces droits, nous ne pouvons que ressentir le poids de notre responsabilité. Nous savons aussi que pour être efficace, il est fondamental que le travail effectué soit fait de manière professionnelle.

Nous nous demandons tous les jours : que pouvons-nous faire en tant qu’agents publics pour collaborer et faciliter l’accès aux archives de ces populations ? Que pouvons-nous faire en tant qu’archivistes ? La première réponse est assurément : notre travail, les rendre accessibles. Mais nous pouvons également aller un peu plus loin et penser à des stratégies de diffusion et d’accompagnement spécifiques à la recherche.

Nous pouvons présenter notre identité professionnelle en contrepoint de l’image sociale maintes fois répétée du « gardien des archives », ce personnage qui contrôle l’accès et qui a le pouvoir de décider qui accède à quoi.

Nous pouvons adopter une vision critique des « archives du pouvoir », en mettant en lumière le « pouvoir des archives ». Nous devons souligner que les archives, sédimentations des actions menées par des personnes ou des institutions, ont été produites à des fins administratives et doivent être analysées comme telles. Ces documents n’ont pas été créés pour être consultés et interprétés après les faits, mais remplissent une finalité immédiate au moment de leur création. Cependant, ils peuvent bien des années plus tard devenir des sources pour la recherche et servir un objectif très différent. Pour cette raison, l’analyse des documents d’archives, c’est-à-dire l’opération historiographique ou intellectuelle qui les transforment en sources, permet de faire émerger, de formaliser les relations de domination, les idéologies, l’éthique en lien avec les missions et fonctions de l’organisme ou de l’institution qui les a produits. Pour cette raison, il est essentiel de les traiter comme un tout, en évitant de créer des collections thématiques qui démembrent les fonds documentaires.

Nous pouvons démontrer que nous sommes là pour faciliter l’égalité d’accès, et que cela nécessite parfois de prendre des mesures visant à favoriser certaines personnes ou certains groupes afin de réduire les inégalités (discrimination positive). Que le fait de fournir des documents dans leur contexte permet à chacun de lire ce qui l’intéresse et de l’exploiter pleinement.

Archive repository of the Comisión Provincial por la Memoria de la Provincia de Buenos Aires where, after intense archival work, the collection of the Dirección de Inteligencia de la Provincia de Buenos Aires is preserved and made accessible to the Registre photographique du dépôt d’archives de la Comisión Provincial por la Memoria de la Provincia de Buenos Aires où, après un intense travail d’archivage, la collection de la Dirección de Inteligencia de la Provincia de Buenos Aires est conservée et rendue accessible au public, 2019.
Archives : Comisión Provincial de la Memoria

Et, surtout, nous pouvons tisser des alliances. Parce que souvent, le plus dur est de devoir s’acquitter de cette tâche sans le soutien des politiques publiques, sans ressources, sans reconnaissance professionnelle et, dans certains cas, face à des autorités ignorantes de la discipline qui confondent Archives et musée de la Mémoire nationale au profit de l’idéologie actuelle. S’allier avec les secteurs de la société civile peuvent également permettre de faire avancer certaines politiques publiques.

C’est pourquoi je pense qu’il est nécessaire d’encourager avec insistance la communauté professionnelle des archives à renforcer son engagement éthique pour les principes généraux de la discipline promus par le Conseil International des Archives, mais aussi à prendre part à la défense des droits humains. Il est aussi nécessaire d’exiger la mise en œuvre de politiques publiques en matière d’archives ayant pour but de garantir la conservation, l’accès et la diffusion des documents liés aux violations des droits humains ; ainsi qu’à collaborer activement avec toutes les populations ou communautés qui vivent dans un État de droit proclamant l’égalité de principe – l’État de droit formel – pour réaliser un Etat de droit réel.

Notre travail, qui consiste à identifier les archives, à les rendre accessibles à toute la population et à aider ceux qui en ont besoin à les consulter, est une façon de rendre l’État de droit formel un peu plus réel pour tout le monde.

Mariana Nazar, Chercheuse de l’Instituto Nacional de la Administración Pública (INAP) AR/Institut National d’Administration Publique en Argentine , Coordinatrice du groupe de travail sur les Archives et les droits humains de l’ALA, Vice-présidente de la Section Archives et Droits de l’Homme – SAHR (anciennement HRWG) 

Article initialement publié dans le magazine Flash, n°41, réservé aux membres. Pour lire l’intégralité du dossier #UneArchiveCest, connectez-vous ici ou rejoignez-nous et devenez membre