Depuis de nombreuses années, les archives sont perçues par le grand public, voire par la plupart de leurs principales parties prenantes, comme de simples témoignages de l’histoire et des événements du passé. Il est donc peu surprenant que les définitions habituelles de l’archivage aient toujours visé essentiellement les lieux de stockage abritant des documents et autres supports ayant une certaine valeur en raison de leur rareté ou leur caractère historique, sans vraiment accorder de crédit aux créateurs des documents en question et aux raisons ayant présidé à la création de ces derniers. C’est cette façon de voir les choses qui a longtemps primé lors de la conception des archives. En revanche, la définition suivante, formulée par les Conseil international des archives (ICA), met en relief le rôle de l’homme et des activités humaines : Les archives sont le produit documentaire de l’activité humaine et elles sont conservées en raison de leur valeur sur le long terme (ICA, 2016). Toutefois, même si cette définition fait ressortir l’importance de l’être humain et de ses activités sur le plan archivistique, la plupart des archives conçues au fil des ans ont néanmoins favorisé les aspects matériels au détriment de la dimension humaine de la pratique archivistique.
Pour que les archives puissent constituer la mémoire du futur, il y a lieu de bien comprendre l’importance de leur double rôle en tant que témoignages du présent et gardiennes du passé. D’une part, il ne faut jamais oublier le rôle majeur des archives dans l’autonomisation de l’être humain, en l’aidant à réussir son apprentissage, à gagner en confiance, à devenir citoyen responsable et à apporter une contribution réelle (voir Conseil écossais des Archives, 2018). D’autre part, ce sont les gens qui font vivre, qui apportent le souffle essentiel et qui donnent aux archives leur vitalité. Cette contribution humaine est d’autant plus évidente de nos jours, à une époque marquée par l’évolution rapide des technologies numériques, où les utilisateurs peuvent créer allègrement des profils, des ouvrages, des fonds, des signets et d’autres contenus, poster des commentaires ou souscrire à ceux des autres, participer à des défis, importer des documents, etc., le tout étant universellement accessible. La conception des archives du XXIe siècle est donc axée sur l’innovation et la reformulation de programmes et de prestations autour de la dimension humaine pour favoriser la créativité et faire vivre ce qui a existé autrefois.
Le modèle « Design Thinking »
L’approche « Design Thinking » appliquée aux archives du XXIe siècle permet de concevoir des structures archivistiques physiques, tout en plaçant l’être humain systématiquement au centre des processus d’archivage. La structure physique des archives, les systèmes, les processus et les activités archivistiques sont toujours conçus dans le but de stimuler la créativité, la capacité d’innovation et le désir de l’être humain de se servir des archives du passé pour interpréter le présent et façonner l’avenir. Le nouveau Centre des Archives nationales françaises constitue un bel exemple d’archive contemporaine. Conçu par Massimiliano Fuksas, son coût s’est élevé à 147 millions de dollars (Such, 2005). Lorsqu’on regarde ce magnifique bâtiment d’archives, on se laisse facilement éblouir par son architecture et par le système de stockage prévu dans cet édifice, d’une hauteur de 49 mètres, pour abriter des fonds (dont certains datent de la Révolution française) dans des salles aux murs de béton et dans des coffres en acier perforé sur 380 mètres linéaires, sans oublier ses sept satellites horizontaux, ses bureaux, ses salles de réunion et d’accueil et ses plans d’eau. Mais toutes ces structures impressionnantes n’auraient pas de sens si elles n’avaient été conçues autour de l’être humain. Les propos de Joseph Giovannini, éminent critique d’art, journaliste, auteur, enseignant et architecte, sont très éloquents à cet égard, car ils mettent l’accent sur l’énorme avantage de placer l’homme au centre de la conception d’une archive, objet premier du « Design thinking » français :
Si la raison est aux Français ce que la beauté est aux Italiens, le nouveau cadre des archives ne s’inscrit pas seulement dans un désir d’égalité mais aussi dans une démarche logique. Pour le Ministère, le nouveau centre des archives devrait jouer un rôle fédérateur dans la création d’un nouvel écosystème culturel français élargi pour intégrer les zones périurbaines – et les communautés – trop souvent oubliées et marginalisées. C’est une initiative habile et intelligente. (J. Giovannini, 2014)
Autrement dit, les raisons qui ont inspiré la nouvelle conception des Archives nationales françaises vont bien au-delà de l’esthétique pure, pour graviter résolument autour de l’être humain.
Un autre exemple de l’application des concepts de « Design thinking » dans le domaine des archives se trouve dans le travail réalisé par le Conseil écossais des archives (SCA), où les archives ne sont pas traitées comme de simples objets physiques mais font partie d’un processus systématiquement orienté vers l’être humain, et ce à toutes les étapes. Grâce à des démarches créatives, telles que des récits, des mises en scène et des réalisations artistiques, le Conseil accompagne les archivistes et les enseignants dans leurs efforts auprès des écoliers et des utilisateurs en général pour faire vivre les archives et saisir le sens profond des supports archivistiques et des événements dont ils témoignent (Conseil écossais des archives, 2018).
Démarches permettant de placer l’être humain au centre du modèle « Design Thinking » appliqué aux archives
Enseignement et sensibilisation – Il faut impliquer l’être humain dès son plus jeune âge. L’enseignement du concept de l’archivage devrait commencer dès l’école primaire, pour permettre aux enfants d’interagir avec des éléments concrets afin de mieux comprendre l’utilité des archives et de se forger une idée personnelle de la mémoire et de la vie qu’elles recèlent.
Collaboration – Les services d’archives devraient collaborer et agir en partenariat avec les diverses parties prenantes pour faire vivre les documents qu’ils sont chargés de conserver. De nos jours, la technologie toute-puissante ne connaît pas de frontières et facilite la circulation ininterrompue des personnes et des idées. Il est tout à fait possible de retrouver un élément d’histoire absent d’une archive en Nouvelle-Zélande dans une archive conservée au Royaume-Uni, notamment en raison des flux migratoires actuels et passés, bien documentés entre les pays. Lorsque les archives d’un pays forgent des liens avec les archives d’un autre, il devient possible de réunir les différentes pièces du puzzle pour obtenir une mémoire du monde complète.
Environnement physique – Tout comme les bibliothèques et les autres institutions de la mémoire, les archives ne parviennent pas à se départir de leur image désuète d’endroit morne, de lieu de stockage de documents anciens sans grand intérêt et de petites salles de lecture peu conviviales. Toutefois, les archives du XXIe siècle sont entrées dans l’ère contemporaine en cherchant à numériser un maximum de documents afin de permettre un accès plus large et une conservation dans la durée, si nécessaire. Dans la mesure du possible, le personnel des archives est également plus à l’écoute des utilisateurs, à leur disposition pour faire sauter les barrières entre l’être humain et les documents archivés.
Ouverture des archives au public – Pendant de longues années, les services d’archives stockaient les documents anciens témoignant des événements du passé dans des bâtiments généralement à l’écart des grands édifices emblématiques de la ville. Seules quelques personnes, en règle générale des historiens d’un certain âge, effectuant des recherches relatives à des événements lointains, s’y rendaient de temps à autre. Mais les choses commencent à bouger et cette évolution devrait s’accélérer. Comme de nombreuses bibliothèques, la plupart des archives sont devenues des centres communautaires informels, disposant d’espaces ouverts pour accueillir les visiteurs dans un environnement agréable. Même les non-utilisateurs peuvent accéder à l’espace détente des archives et s’y installer en toute décontraction, voire profiter du wifi gratuit. Il s’agit donc d’aller vers les populations locales en les invitant à venir voir ce que les archives peuvent leur offrir (Gisolfi, 2014).
Placer l’être humain systématiquement au centre – De nombreuses archives impliquent désormais l’être humain dans leurs démarches conceptuelles visant une meilleure efficacité. À titre d’exemple, les « Archives communautaires » néo-zélandaises, anciennement le New Zealand Register of Manuscripts (Registre néo-zélandais des manuscrits – NRM), ont fait appel à des individus, notamment parmi leurs utilisateurs, pour parfaire certains aspects de la conception de leurs installations, à savoir la sécurité et la sûreté, la description des données, les campagnes promotionnelles, les plans de travail et les processus d’actualisation du site internet (Community Archive, 2016). Il semble cependant y avoir certaines incohérences dans la manière dont les Néo-Zélandais appliquent les principes du « Design thinking » à la gestion de leurs Archives communautaires car, pour l’instant, l’implication du grand public n’est pas envisagée. À l’instar des « Archives communautaires » néo-zélandaises, la majorité des archives qui semblent vouloir impliquer l’être humain dans leurs démarches n’appliquent pas les principes du « Design thinking » comme il se doit, et il existe de nombreuses archives qui ne les appliquent pas du tout. Un forum permettant d’échanger sur l’application des principes du « Design thinking » dans le domaine des archives est donc clairement nécessaire pour que toutes les parties prenantes puissent en cerner les enjeux et garantir l’efficacité des archives du XXIe siècle.
Le principal problème dont pâtissent les archives et, par extension, les archivistes à travers le monde est celui de leur image. Le concept même des archives et la profession archivistique ont toujours été mal perçus, les produits de l’archivage étant qualifiés de vétustes, d’inutiles et de lugubres. Il s’agit toutefois d’une image qui pourrait évoluer grâce à une nouvelle conception des archives au XXIe siècle. Voilà pourquoi un forum comme la Semaine internationale des Archives (du lundi 3 au dimanche 9 juin 2019) revêt une si grande importance, car elle permettra à toutes les parties prenantes de se manifester et de participer aux échanges de vues avec nous. Il en va de même pour la prochaine conférence internationale, organisée conjointement par certaines des principales associations archivistiques du monde, dont le Conseil international des archives (ICA), la Société des archivistes australiens (Australian Society of Archivists – ASA), l’Association des archivistes et gestionnaires de documents néozélandais (Archives and Records Association of New Zealand Te Huinga Mahara – ARANZ) et la Branche régionale pour le Pacifique du Conseil international des archives (PARBICA), car son thème est celui de « Concevoir les archives ». La conférence, qui se déroulera à Adélaïde (Australie méridionale) du 21 au 25 octobre 2019, sera l’occasion d’explorer les différents avis concernant la manière dont les gestionnaires de l’information, les gestionnaires de documents et les archivistes peuvent recourir à l’empathie, à la créativité, à l’innovation, à l’expérimentation, au prototypage et à la co-conception dans le développement de systèmes de conservation des documents, de structures de gouvernance de l’information, de programmes et de services d’archivage, de bâtiments ou d’espaces de stockage d’archives, ou d’archives numériques (ICA, 2019). Pour l’archiviste du XXIe siècle, cela sera l’opportunité d’apporter sa pierre à l’édifice, une occasion à ne manquer sous aucun prétexte.
Par Dr Eric Boamah, Président de l’Archives and Records Association de Nouvelle-Zélande Te Huinga Mahara (ARANZ)
Bibliographie
Gibb, J. (2019). Archives to leave the basement (Les archives quittent le sous-sol). Otago Daily Times. Consulté sur https://www.odt.co.nz/news/dunedin/archives-leave-basement
Giovannini, J. (2014). Archives nationales françaises, Conception : Studio Fuksas – https://www.architectmagazine.com/design/buildings/national-archives-of-france-designed-by-studio-fuksas_o
ICA. (2019). Conférence ICA d’Adélaïde : Concevoir les archives. Consulté sur https://www.ica.org/fr/conference-ica-adelaide-2019
ICA. (2016). Que sont les archives ? https://www.ica.org/fr/quest-ce-que-les-archives
Such, R. (2005). Fuksas designing new French archives (M. Fuksas conçoit le nouveau bâtiment des Archives nationales françaises)
Scottish Council on Archives (Conseil écossais des archives). (2018). Education and Learning (Enseignement et apprentissage). Consulté sur https://www.scottisharchives.org.uk/resources/education-learning/
The community archive (Les Archives communautaires). (2018). National Register of Archives and Manuscripts (Registre national des archives et des manuscrits). Consulté sur https://thecommunityarchive.org.nz/node/283454